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Lecture

— Comment vous appelez-vous ? dit le marquis.

— Je m’appelle Tellmarch, et l’on m’appelle le Caimand.

— Je sais. Caimand est un mot du pays.

— Qui veut dire mendiant. On me surnomme aussi le Vieux.

Il poursuivit :

— Voilà quarante ans qu’on m’appelle le Vieux.

— Quarante ans ! mais vous étiez jeune ?

— Je n’ai jamais été jeune. Vous l’êtes toujours, vous, monsieur le marquis. Vous avez des jambes de vingt ans, vous escaladez la grande dune ; moi, je commence à ne plus marcher ; au bout d’un quart de lieue je suis las. Nous sommes pourtant du même âge ; mais les riches, ça a sur nous un avantage, c’est que ça mange tous les jours. Manger conserve.

Le mendiant, après un silence, continua :

— Les pauvres, les riches, c’est une terrible affaire. C’est ce qui produit les catastrophes. Du moins, ça me fait cet effet-là. Les pauvres veulent être riches, les riches ne veulent pas être pauvres. Je crois que c’est un peu là le fond. Je ne m’en mêle pas. Les événements sont les événements. Je ne suis ni pour le créancier, ni pour le débiteur. Je sais qu’il y a une dette et qu’on la paye. Voilà tout. J’aurais mieux aimé qu’on ne tuât pas le roi, mais il me serait difficile de dire pourquoi. Après ça, on me répond : Mais autrefois, comme on vous accrochait les gens aux arbres pour rien du tout ! Tenez, moi, pour un méchant coup de fusil tiré à un chevreuil du roi, j’ai vu pendre un homme qui avait une femme et sept enfants. Il y a à dire des deux côtés.

Il se tut encore, puis ajouta :

— Vous comprenez, je ne sais pas au juste, on va, on vient, il se passe des choses ; moi, je suis là sous les étoiles.

Victor Hugo, Quatrevingt-treize