Chirurgie (topologie)

En mathématiques, et particulièrement en topologie géométrique, la chirurgie est une technique, introduite en 1961 par John Milnor[1], permettant de construire une variété à partir d'une autre de manière « contrôlée ». On parle de chirurgie parce que cela consiste à « couper » une partie de la première variété et à la remplacer par une partie d'une autre variété, en identifiant les frontières ; ces transformations sont étroitement liées à la notion de décomposition en anses. La chirurgie est un outil essentiel dans l'étude et la classification des variétés de dimension supérieure à 4.

Une opération chirurgicale sur une sphère

Plus précisément, l'idée est de partir d'une variété qu'on connaît bien, et d'opérer chirurgicalement sur elle pour construire une variété ayant les propriétés que l'on souhaite, de telle sorte que les effets de ces opérations sur les groupes d'homologie, d'homotopie, ou sur d'autres invariants de la variété soient calculables.

La classification des sphères exotiques par Kervaire et Milnor[2] en 1963 amena à l'émergence de la chirurgie comme un outil majeur de la topologie en grande dimension.

Chirurgie sur une variété

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Dans tout cet article, on note   la sphère de dimension p, et   la boule (fermée) de dimension p+1 dont   est le bord. L'observation fondamentale justifiant la chirurgie est que l'espace   peut être vu, soit comme la frontière de  , soit comme la frontière de  . Par conséquent, étant donné une variété   de dimension   et un plongement  , on peut définir une autre variété   de dimension   par

 

On dit que la variété   est produite par chirurgie, coupant   et collant  , ou plus précisément par  -chirurgie si l'on veut expliciter  . À proprement parler,   est une variété à coins, mais il y a une façon canonique de les lisser.

La chirurgie est proche de l'opération d'attachement d'anses (mais ne lui est pas identique). Étant donné une variété à bord de dimension  ,  , et un plongement  , on définit une autre variété à bord de dimension  ,  , par

 

On dit que   est obtenue en attachant une  -anse,   étant obtenue à partir de   par la  -chirurgie

 

Une opération de chirurgie sur   ne construit pas seulement une nouvelle variété  , mais aussi un cobordisme   entre   et  . La cicatrice de l'opération est le cobordisme  , où

 ,

la variété de dimension   ayant pour bord   étant obtenue à partir du produit   en attachant une  -anse  .

La chirurgie est une opération symétrique, en ce que la variété   peut être reconstruite à partir de la variété   par une  -chirurgie, dont la cicatrice coïncide avec celle de la chirurgie initiale (à l'orientation près).

Dans la plupart des applications, la variété   possède une structure géométrique supplémentaire, par exemple une application vers un espace de référence, ou la donnée d'une fibration. On veut alors qu'après chirurgie, la variété   possède une structure analogue. Par exemple, un outil important de la théorie est la chirurgie sur les applications normales (en) : une telle opération change une application normale en une autre application normale ayant la même classe de bordisme.

Exemples

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Chirurgie sur le cercle

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Comme le veut la définition, une chirurgie sur le cercle consiste à couper une copie de   et à coller à sa place  . La figure 1 montre que le résultat de cette opération est soit   à nouveau, soit deux copies de  .

Chirurgie sur la 2-sphère

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Il y a à présent deux classes de possibilités distinctes, puisqu'on peut couper   ou  .

  •   : on retire un cylindre de la 2-sphère, ce qui laisse deux disques. Recollant  , c'est-à-dire deux autres disques, il est clair que le résultat est deux sphères disjointes (figure 2a).
  •   : ayant coupé deux disques  , on recolle le cylindre  . Cela peut se faire de deux façons différentes, selon l'orientation du recollement sur chacun des disques frontières : si les orientations sont les mêmes (figure 2b), la variété obtenue est le tore   ; sinon, on obtient la bouteille de Klein (figure 2c).

Fonctions de Morse

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Soit   une fonction de Morse sur une variété de dimension  , et   une valeur critique dont la pré-image contient un seul point critique. Si l'indice de ce point critique est  , alors l'hypersurface de niveau   est obtenu à partir de   par une  -chirurgie, et le bordisme   s'identifie à la cicatrice de cette chirurgie.

Image externe
  Figure 3

Plus explicitement, il existe une carte locale autour du point critique dans laquelle la fonction   prend la forme  , avec  , et  . La figure 3 montre, dans cette carte locale, la variété   en bleu et la variété   en rouge. La région colorée entre   et   correspond au bordisme  . On voit sur cette figure que   est difféomorphe à l'union   (en négligeant le problème du lissage des coins), où   est colorée en jaune, et   en vert. La variété  , étant une composante de la frontière de  , s'obtient par conséquent à partir de   par une  -chirurgie.

Comme chaque bordisme entre variétés fermées correspond à une fonction de Morse dont les différents points critiques ont des valeurs critiques distinctes, il en résulte que tout bordisme peut se décomposer en cicatrices de chirurgies (décomposition en anses). En particulier, toute variété   peut être vue comme un bordisme allant de la frontière   (qui peut être vide) vers la variété vide, et donc peut être obtenue à partir de   en attachant des anses.

Effets sur les groupes d'homotopie, et comparaison avec l'attachement de cellules

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Intuitivement, la chirurgie est l'analogue, pour les variétés, de l'adjonction d'une cellule à un espace topologique (au sens des complexes simpliciaux, ou des CW-complexes), le plongement   remplaçant l'application d'attachement. Coller simplement une  -cellule à une  -variété détruirait la structure de variété (pour des raisons de dimensions) ; la cellule doit donc être épaissie en en faisant le produit avec une autre cellule.

À homotopie près, la chirurgie sur un plongement   peut être décrite comme l'adjonction d'une (p + 1)-cellule, donnant le type d'homotopie de la cicatrice, et l'excision d'une q-cellule pour obtenir  . La nécessité de l'excision peut se voir comme un effet de la dualité de Poincaré.

De la même façon qu'on peut attacher une cellule à un espace pour supprimer un élément d'un des groupes d'homotopie de l'espace (intuitivement, cela correspond à « boucher un trou »), une  -chirurgie sur une variété   peut souvent être utilisée pour supprimer un élément  . Il y a cependant deux aspects importants à considérer : d'abord, l'élément   doit être représentable par un plongement   (la sphère correspondante doit être plongée par l'intermédiaire d'un fibré normal trivial) ; ainsi, il n'est pas possible d'effectuer une opération de chirurgie sur une boucle renversant l'orientation. Ensuite, l'effet de l'opération d’excision doit aussi être pris en compte, puisque cela peut modifier le groupe d'homotopie considéré (ce dernier point n'est important que lorsque   est au moins de l'ordre de la moitié de la dimension de  ).

Application à la classification des variétés

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La principale application de la théorie reste la classification des variétés (en) de dimension plus grande que quatre. Les questions centrales auxquelles cherche à répondre la théorie sont :

La seconde question est d'ailleurs essentiellement une forme plus précise de la première.

La chirurgie ne fournit pas un ensemble complet d'invariants permettant de répondre à ces questions. C'est plutôt une théorie de l'obstruction : on détermine une obstruction primaire, et il apparait une obstruction secondaire appelée l’obstruction chirurgicale (en) qui n'est définie que lorsque l'obstruction primaire est nulle, et qui dépend d'ailleurs des choix faits lors de la vérification de cette nullité.

L'approche chirurgicale

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Dans l'approche classique, développée par Browder, Novikov, Sullivan et Wall, la chirurgie est faite sur des applications normales (en) de degré 1. Grâce à la chirurgie, la question « L'application normale de degré un   est-elle cobordante à une équivalence homotopique ? » peut se traduire (en dimension supérieure à quatre) par une question algébrique concernant un élément d'un L-groupe de l'algèbre du groupe d'homotopie  . Plus précisément, la réponse est positive si et seulement si l'obstruction de chirurgie (en)   est nulle, n étant la dimension de M.

Par exemple, considérons le cas où la dimension n = 4k est un multiple de 4, et  . On sait que   est isomorphe à   ; par cet isomorphisme, l'obstruction de chirurgie de f est envoyée (à un facteur scalaire près) sur la différence des signatures (en)   de X et de M. Par conséquent, une application normale de degré un est cobordante à une équivalence homotopique si et seulement si le domaine et le codomaine ont la même signature.

Revenant à la question d'« existence » posée plus haut, on voit qu'un espace X a le type d'homotopie d'une variété différentielle si et seulement s'il provient d'une application normale de degré 1 dont l'obstruction de chirurgie est nulle. Cela amène à une suite d'obstructions : pour pouvoir parler d'applications normales, il faut que X satisfasse une version appropriée de la dualité de Poincaré, faisant de X un complexe de Poincaré (en). Si X est un complexe de Poincaré, la construction de Pontryagin-Thom (en) montre qu'une application normale de degré un vers X existe si et seulement si la fibration normale de Spivak de X se réduit à un fibré vectoriel stable (en). Si ces applications normales existent, leurs classes de bordisme (appelées invariants normaux) sont classées par les ensembles de classes d'homotopie  . Chaque invariant normal a une obstruction de chirurgie ; X est homotope à une variété différentielle si et seulement si l'une de ces obstructions est nulle ; autrement dit, il existe alors un invariant normal dont l'image par l’application d'obstruction de chirurgie   est nulle.

Ensembles structuraux et suite exacte de chirurgie

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La notion d'ensemble structural (en) donne un cadre unifié aux questions d'existence et d'unicité. Schématiquement, l'ensemble structural d'un espace   est formé d'équivalences homotopiques   d'une variété vers X, deux applications étant identifiées par une relation de bordisme. Une condition nécessaire (mais non suffisante en général) pour que l'ensemble structural de   soit non vide est que   soit un complexe de Poincaré de dimension  , c'est-à-dire que les groupes d'homologie et de cohomologie soient reliés par des isomorphismes   d'une variété de dimension  . Selon le choix précis de variété (différentielle, linéaire par morceaux ou topologique), il y a plusieurs définitions possibles des ensembles structuraux. Comme, d'après le théorème de s-cobordisme (en), certains bordismes entre variétés sont isomorphes (dans la catégorie correspondante) à des cylindres, les ensembles structuraux permettent une classification même à un difféomorphisme près.

Les ensembles structuraux et les applications d'obstruction de chirurgie sont reliés par la suite exacte de chirurgie (en). Cette suite permet de déterminer l'ensemble structural d'un complexe de Poincaré lorsqu'on connaît l'application d'obstruction de chirurgie. Ce calcul est possible dans de nombreux cas importants, et a permis de classifier les sphères exotiques, ainsi que de démontrer la conjecture de Borel (en) pour les variétés de courbure négative et pour celles de groupe fondamental hyperbolique.

Références

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Voir aussi

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Article connexe

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Chirurgie de Dehn (en)

Liens externes

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