Huit Ponts

thème littéraire et artistique japonais

Les Huit Ponts (en japonais 八橋, Hepburn: Yatsuhashi), sont dans la littérature japonaise une construction historique et semi-légendaire de la province de Mikawa (actuellement dans la préfecture d'Aichi), évoquée notamment dans la poésie japonaise.

Vue ancienne de Yatsuhashi [les Huit Ponts] dans la province de Mikawa, par Hokusai, série Les Vues des ponts célèbres dans diverses provincesMetropolitan Museum of Art.

Ils sont décrits dans Les Contes d'Ise, un recueil de poèmes écrits au IXe siècle pendant la période Heian[1], et attribué à Ariwara no Narihira. Ils deviennent un thème et une référence littéraire récurrente, bien connus au Japon.

Au fil du temps, le pont prend une forme en zigzag et se trouve largement illustré dans l'art, notamment avec des paravents et des plumiers de l'artiste Ogata Kōrin, des ukiyo-e comme celle de Hokusai dans ses Vues des ponts les plus célèbres, et des porcelaines. Il est aussi reproduit dans des jardins japonais, comme motif architectural, et même popularisé sur des kimonos.

Origine dans les Contes d'Ise

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Les Huit Ponts sont déjà attestés dans le recueil des Contes d'Ise (Ise monogatari), qui est parfois attribué au poète Ariwara no Narihira (825-880), relatant la vie d'un homme non identifié dans la capitale, et son voyage dans l'est du Japon[2].

Dans la province de Mikawa, le poète s'arrête avec ses compagnons pour se reposer à côté des Huit Ponts qui traversent huit canaux franchissant un marais rempli d'iris : « Ils arrivèrent à un endroit appelé Yatsuhashi, Huit Ponts, au pays de Mikawa, ainsi nommé en raison des huit ponts enjambant les ruisseaux qui coulaient dans toutes les directions comme les pattes d'une araignée. Ils descendaient de cheval à l'ombre d'un arbre au bord de ce marais pour manger leurs galettes de riz séchées. Les iris fleurissaient magnifiquement dans le marais, et quelqu'un leur a suggéré de composer un poème sur le thème du voyage, avec la première syllabe de chaque vers pour épeler le mot iris, ka.ki.tsu.ba.ta. Il composa alors ce poème[3] »

    karakomono
    kitsutsu narenishi
    tsuma shi areba
    harubaru kinuru
    tabi o shi zo omou

    J'ai une femme
    qui m'est très chère
    comme une robe longuement portée
    enveloppant mes pensées d'amour
    au-delà des distances du voyage[3]

Les Huit Ponts dans Les Contes d'Ise ne sont pas vraiment décrits, et on ne sait pas comment ces Huit Ponts sont spécifiquement associés à une forme en zigzag.

Références dans la littérature

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Les Huit Ponts sont un utamakura (poème-oreiller), ou lieu célèbre auquel la littérature fait plusieurs fois référence. Les voyageurs recherchent les Huit Ponts et enregistrent souvent leurs réactions à cet endroit avec un poème[4]. De nombreuses références aux Huit Ponts se retrouvent dans la littérature japonaise, comme dans le Journal de Sarashina, Le Conte du Heike et Le Conte de Chikusai :

Sarashina nikki (Le journal de Sarashina) est écrit par la fille de Sugawara no Takasue, probablement âgée d'une cinquantaine d'années, racontant un voyage qu'elle a fait de la capitale à Kazusa en 1020, alors qu'elle avait douze ans[5]. Pendant ce voyage, elle croise plusieurs sites célèbres, dont les Huit Ponts (Yatsuhashi), qu'elle trouve décevants[6] :

« Le célèbre Yatsuhashi n’était là que de nom – il n’y avait aucune trace d’un quelconque pont et l’endroit lui-même n’avait rien d'impressionnant[6] »

Le Conte des Heike (Heike monogatari) est une épopée sur la lutte de pouvoir entre deux clans rivaux, les Heike et les Genji, qui marque le début de la période Kamakura (de 1185 à 1333)[7]. Le Conte de Heike fait directement référence à l'origine des Huit Ponts en mentionnant le poète Ariwara no Narihara, à qui sont attribués Les Contes d'Ise, en utilisant également la comparaison des pattes de l'araignée[8] :

« ... Puis il se rendit au pays de Mikawa / à Yatsuhashi où autrefois Narihara chantait / d'une personne qui lui était chère comme une robe longuement portée / son cœur misérable plein de pensées aussi enchevêtrées / que ces huit pattes d'araignée emmêlées ...[8] »

Le Conte de Chikusai, publié vers 1624, raconte les voyages de Chikusai avec son serviteur, qui vont d'Edo à Kyoto[9]. Bien que les Huit Ponts aient disparu depuis longtemps au moment où Chikusai les visite, il affirme quand même pouvoir observer leurs fondations, et souligne l'importance de la mythologie sur la réalité lors de sa visite à Utamakura[10] :

« Chikusai se trouvait alors dans la province de Mikawa. Lorsqu'il arriva au pont à huit branches (Yatsuhashi) et regarda autour de lui, les piliers de l'ancien pont pourrissaient encore ici et là. Mais le temps passe et les choses changent et plus personne ne visite leurs vestiges. Mais les iris de Yatsuhashi n'oublient pas de fleurir à la saison[11] »

Dans les arts

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Iris à Yatsuhashi (Huit ponts), Ogata Kōrin, après 1709.

Le thème des Huit Ponts devient un thème artistique, il est en effet progressivement pris en compte dans les diverses formes d'artisanat et d'art japonais, le thème littéraire étant désormais bien connu. On retrouve ce thème des Huit Ponts sur des paravents, des écritoires et des kimonos. La célèbre paire de paravents à six panneaux Iris à Yatsuhashi d'Ogata Kōrin représente le thème artistique des Huit Ponts qui s'étend, entre des touffes d'iris bleus, en diagonale sur les paravents sur un fond de feuille d'or[12].

Une boîte à écrire ou plumier, également fabriquée par Ogata Kōrin, représente aussi les Huit Ponts traversant des roseaux dorés avec des iris en nacre ; cette boîte est désignée trésor national au Japon[13].

Le paravent et la boîte à écrire sont tous les deux des articles de luxe, mais le motif des Huit Ponts se retrouve également sur des articles plus abordables, comme des imprimés et des kimonos. L'estampe de Katsushika Hokusai, Vue ancienne de Yatsuhashi dans la province de Mikawa, qui fait partie de sa série Vues remarquables de ponts célèbres dans diverses provinces, montre de nombreuses personnes utilisant les Huit Ponts pour traverser un marais d'iris[14].

Le livre de modèles Onhiinagata, qui date de 1666, contient le dessin d'un kimono avec le motif des Huit Ponts en diagonale au dos du kimono, à côté des iris[15].

Au début, ce thème littéraire appliqué aux arts et à l'artisanat est limité aux biens utilisés par l'élite de la société japonaise. Mais pendant la période Edo, il devient connu et se popularise, utilisé par les gens ordinaires[15].

Dans les jardins

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Des ponts réels ou physiques composés de huit segments se retrouvent dans les jardins japonais, également à l'extérieur du Japon. Ce pont est constitué de huit planches de bois ou de pierre disposées en zigzag, posées sur des piles de bois ou des piquets[16],[17]. Le tracé sinueux en zigzag favorise la lenteur du passage, qui permet d'admirer différentes perspectives du jardin[16]. Les structures des huit ponts se trouvent souvent à proximité des iris, comme l'original dans Les Contes d'Ise. De telles structures de huit ponts se trouvent dans les jardins japonais comme Koishikawa-Kōrakuen à Tokyo, Kōraku-en à Okayama et le jardin du sanctuaire d'Oyama à Kanazawa.

En dehors du Japon

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Les structures des Huit Ponts se retrouvent également en dehors du Japon, dans des endroits tels que le jardin botanique du Missouri aux États-Unis, le Jardin japonais de Buenos Aires en Argentine et le Sha-rak-uen, ou « lieu de plaisir et de délice », construit en 1907 au château de Cowden en Écosse[18]. Ce dernier jardin est commandé par Ella Christie, après son retour d'un voyage au Japon, et son aménagement en est supervisé par l'horticulteur japonais Taki Handa[18]. Le jardin est loué par le professeur Jijo Suzuji, le dix-huitième directeur héréditaire de l'école Soami de conception impériale, mais son seul et grave défaut étant d'être un pont droit, il est donc remplacé par une structure à huit ponts[19].

Bibliographie

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  • (en) Meredith McKinney, Travels with a Writing Brush: Classical Japanese Travel Writing from the Manyōshū to Bashō, Penguin Random House, , p. 25-28, 81-83, 90, 107, 115, 304.
  • (en) Wybe Kuitert, « Japanese Art, Aesthetics, and a European Discourse: Unraveling Sharawadgi », Japan Review, no 27,‎ , p. 84.
  • (en) Josiah Conder, Landscape gardening in Japan, New York, , p. 89-90.
  • (en) Nicole Fabricand-Person, « The Tōkaidō Road: Journeys through Japanese Books and Prints in the Collections of Princeton University », Princeton University Library Chronicle, vol. 73, no 1,‎ , p. 72-73.
  • (en) Margaret Campbell, « A place of pleasure and delight/An authentic Japanese garden is being re-awakened in a Scottish glen », Historic Gardens Review, no 32,‎ , p. 27, 29.

Notes et références

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(en) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « Eight Bridges » (voir la liste des auteurs).
  1. McKinney 2019, p. 25.
  2. McKinney 2019, p. 26-27.
  3. a et b McKinney 2019, p. 28.
  4. McKinney 2019, p. XX.
  5. McKinney 2019, p. 81-83, 304.
  6. a et b McKinney 2019, p. 90.
  7. McKinney 2019, p. 107.
  8. a et b McKinney 2019, p. 115.
  9. Fabricand-Person 2011, p. 72-73.
  10. Fabricand-Person 2011, p. 73.
  11. (en) Laurence Bresler, The Origins of Popular Travel and Travel Literature in Japan., , 269–270 p.
  12. (en) « Irises at Yatsuhashi (Eight Bridges) », The Metropolitan Museum of Art, sur metmuseum.org (consulté le ).
  13. (en) « Writing box. Design of Yatsu-hashi bridge », Tokyo National Museum, sur tnm.jp (consulté le ).
  14. (en) « Ancient View of Yatsuhashie in Mikawa Province (Mikawa no Yatsuhashi no kozu), from the series Remarkable Views of Famous Bridges in Various Provinces (Shokoku meikyo kiran) », The Art Institute of Chicago, sur artic.edu (consulté le ).
  15. a et b Kuitert 2014, p. 84.
  16. a et b Conder 1912, p. 89-90.
  17. (en) Mira Locher, Traditional Japanese architecture: an exploration of elements and forms, Tuttle Publishing, , p. 175.
  18. a et b Campbell 2015, p. 27.
  19. Campbell 2015, p. 29.