Entreprise sans usine
Une entreprise sans usine ou fabless (contraction de l'anglais fabrication et less, soit « sans usine, sans unité de fabrication »), conçoit ses produits et sous-traite l'intégralité de sa fabrication.
Le modèle a d'abord été développé dans les secteurs des semi-conducteurs, de l'informatique, des télécommunications, puis s'est développé à tous les secteurs d'activité.
Ce concept, mis en œuvre par les décideurs en entreprise, a accompagné la désindustrialisation qui touche la quasi-totalité des pays riches et industrialisés dans la seconde moitié du XXe siècle.
Histoire
modifierDès les années 1980, des dirigeants d'entreprise font le constat que la valeur ajoutée d’une entreprise se trouve plus sur les phases de développement des produits et services et moins dans les phases de fabrication par l’industrie manufacturière[1].
Les décennies 1980 et 1990 voient l'apparition de « services de fabrications électroniques et de grandes firmes sous-traitantes. Dans cette industrie mondialisée, l'externalisation de la production par les Majors entraîne une délocalisation des productions des États-Unis et d'Europe occidentale en Europe de l'Est et en Asie »[2].
En France, dans les années 90, domine le discours politico-économique de déclinisme heureux : les usines disparaitront comme ce fut le cas pour l'agriculture auparavant. Décrit comme schumpétérien, ce mouvement croyait que la destruction des usines allait créer des millions d'emplois dans le secteur des services de meilleure qualité. Une évolution perçue comme porteuse de progrès social, puisqu'enfin l'usine, ultime symbole du travail pénible et sale disparaîtrait[3]... Mais le timing n’est pas bon : la stratégie a été menée en pleine crise des hautes technologies[4].
Le terme fabless - une contraction des mots anglophones fabrication et less[5],[6] - naît en 1994, dans la Silicon Valley, quand Jodi Shelton, et initialement une demi-douzaine d'entreprises, créent le Fabless Semiconductor Association (FSA) pour promouvoir ce business modèle[7]. Son ambition est de "tenter de parvenir à un équilibre plus optimal entre la demande et la capacité de production de plaquettes". Quelques années plus tard, "ses plus de 350 membres représentent des entreprises sans usine, des fabricants de dispositifs intégrés, des fournisseurs de fonderie, des sociétés d'emballage et d'assemblage, des sociétés d'automatisation de la conception électronique, des banquiers d'investissement, des fournisseurs de propriété intellectuelle et d'autres entreprises"[8]. L'association changera de nom en 2007 pour Global Semiconductor Alliance[7].
Selon le journal Les Échos, « le modèle de l'usine virtuelle nous semble affecté d'une faiblesse beaucoup plus grave : celle de la sous-estimation du rôle du contexte dans la valorisation des compétences fondamentales »[9].
Bernie Vonderschmitt, cofondateur du fabricant américain de FPGA Xilinx, est un des pionniers dans cette approche de société sans usine.
Apple a fait le choix de sous-traiter intégralement sa production tout en générant du profit par une maîtrise de la gestion de ses brevets et sous-traitants[1].
Plusieurs entreprises n'ont pas suivi cette stratégie, comme Intel (et AMD jusqu'au 7 octobre 2008[10]) qui développe ses propres capacités de production.
En 2006, alors que la société de produits alimentaires Michel et Augustin se lance, ses dirigeants choisissent d'adopter un modèle fabless pour appuyer dès le début leur développement, une première dans l'agroalimentaire[11].
Le choix d'entreprise « sans usine », particulièrement par la France de 1995 à 2015, est associé à une désindustrialisation massive et sans précédent[12],[13],[1]. En 2011, selon Patrick Artus (de Natixis) et Marie-Paule Virard (journaliste économique), « à partir du moment où une économie ne produit plus assez de biens à exporter, un problème de solvabilité externe se pose. Des déficits de la balance des transactions courantes alimentent une dette externe qui doit être financée »[14],[15].
À la suite des crise du Covid-19] en 2020 et de la guerre en Ukraine de 2022, les faiblesses, mises à jour dans les chaînes productives et entraînées par le choix d'entreprises sans usines dans les pays développés, ont mis en avant un enjeu de souveraineté concernant certains produits vitaux et dans certains domaines stratégiques. Celles-ci ont poussé certains pays vers la réindustrialisation[16],[17].
Description
modifierPrincipe
modifierLes entreprises sans usine se concentrent sur leur recherche et développement et évitent d'investir dans les outils, lieux et stocks de production, qui génèrent des coûts d'immobilisation[2].
D'autre part, « ils transfèrent les risques de sous-utilisation des capacités productives liés aux variations de la demande dans des marchés très concurrentiels et conjoncturels sur les sous-traitants qui embauchent ou licencient beaucoup plus facilement ». Les groupes concernés n'ont plus à faire face au « risque social et revendicatif des salariés de la production »[2].
L'externalisation des usines aide à la recherche d'intégration horizontale des entreprises par rachats de concurrents. Celles-ci se recentrent sur leur cœur de métier, d'où une meilleure efficacité de l'économie, au risque d'interdépendances accrues[réf. nécessaire].
Semi-conducteurs
modifierDans le secteur des semi-conducteurs, les entreprises fabless sont spécialisées dans la conception et la vente de puces électroniques. La fabrication des puces est sous-traitée à des sociétés spécialisées dans la fabrication de semi-conducteurs appelées fonderies. Les sociétés fabless vendent également la conception d'une fonction électronique qu'elles protègent par des brevets ou vendent sous la forme de licences à d'autres fabricants de puces.
Les sociétés sans usine les plus connues sont Nord américaines :
- ATI Technologies, Nvidia, spécialisés dans les puces graphiques pour les cartes graphiques des ordinateurs personnels ;
- Xilinx, Altera, spécialisées dans les puces FPGA ;
- Broadcom, Qualcomm spécialisées dans les puces réseaux.
En 2004, la sous-traitance électronique représente un marché annuel mondial de plus 70 milliards $. « Entre 1996 et 2004, le chiffre d’affaires des six plus importants groupes passe de 5 à 49,2 milliards de dollar ». On peut citer les entreprises Flextronics, Solectron, Sanmina, Celestica, Jabil Circuits[2]. Les autres grandes fonderies mondiales sont TSMC, GlobalFoundries ou UMC.
Informatique
modifierLe secteur informatique a connu dans les années 1980 un mouvement vers l'entreprise sans usine. Précédemment, les entreprises dominantes du marché, IBM, Digital, Unisys et autres, construisaient entièrement leurs systèmes, du processeur aux applications. Le désengagement des secteurs de conception-fabrication pour se consacrer aux développements à forte valeur ajoutée s'est poursuivi et étendu aux entreprises du secteur des ordinateurs personnels (Compaq, Dell, IBM, HP, Apple)[18].
Télécommunications
modifierPartant d'un groupe industriel diversifié, Alcatel-Alsthom, anciennement connu sous le nom de la Compagnie générale d'électricité (CGE), Serge Tchuruk a fait le choix de miser sur les équipements télécoms, de mettre en œuvre l’idée qu’un groupe comme Alcatel devait, pour devenir une entreprise sans usine, se concentrer sur la recherche et le développement, et abandonner la production aux marges plus faibles aux industriels des pays émergents, au risque d'affaiblir l'entreprise en perdant son savoir-faire, de rater les virages technologiques, de finir par détruire des postes dans la recherche et développement, et finalement de disparaître après l'absorption d'Alcatel-Lucent par Nokia[19].
Les activités non directement liées à son cœur de métier et celles comportant peu de valeur ajoutée, comme les composants électroniques classiques, ont donc été cédées aux champions de la production de masse, comme Solectron, Flextronics, Celestica ou Sanmina, Asteel. Les usines de Brest, Laval, Cherbourg , Illkirch ont été vendues aux sous-traitants. En 2009, à Eu, un des derniers sites industriels du groupe en France perd 40 % de ses effectifs[18],[20]
Ericsson, Lucent et Nortel ont aussi choisi d'avoir recours à la sous-traitance en matière de fabrication[18].
Notes et références
modifier- Raymond Ducreux, « Une France sans industrie ? Quelles seraient les conséquences ? », sur LinkedIn, (consulté le ).
- Laurent Carroué, « Le mythe des entreprises sans usine : les sous-traitants de l'électronique en pleine mondialisation », Cahiers nantais, nos 62-63 « Innovation, industrie et recherche », (lire en ligne [PDF], consulté le ).
- Michaël Valentin, La méthode Elon: Les 20 tactiques pour métamorphoser un Mammouth en Licorne, Dunod, (ISBN 978-2-10-085532-2, lire en ligne)
- Guibourg Delamotte, Cédric Tellenne et Collectif, Géopolitique et géoéconomie du monde contemporain: Puissance et conflits, La Découverte, (ISBN 978-2-348-07004-4, lire en ligne)
- Guillaume Grallet, « Le "fabless", passion française », sur Lepoint.fr, (consulté le )
- Alain Hurstel, Alcatel-Lucent : la stratégie low cost, Alternatives économiques, 1 mars 2007 (consulté le 2 juillet 2024).
- (en) Peter Clarke, « Fabless organization changes name, role », EETIMES, (lire en ligne)
- (en-US) « Fabless Semiconductor Association (FSA) », sur TechOnline (consulté le )
- « L'entreprise sans usines : un dogme », sur LesEchos.fr, (consulté le ).
- Ludovic Desroches, « AMD choisit le fabless », PC World, (consulté le )
- Benoît Georges, « Michel & Augustin, les « fabless » du goût », sur Lesechos.fr, (consulté le ).
- Beuve-Méry, « « La désindustrialisation de la France (1995-2015) » : pourquoi l’Hexagone a abandonné ses usines », sur LeMonde.fr, (consulté le )
- Marie Viennot, « La désindustrialisation à la française », sur Radio France, France Culture, (consulté le ).
- Patrick Artus et Marie-Paule Virard, « La France sans ses usines », sur Melchior.fr, (consulté le ).
- « Visionnaire, rêve patronal, transfert de pollution », Le Monde diplomatique, (consulté le ).
- Anne Rosencher, « Après "l'industrie sans usine", "la réindustrialisation sans salariés" : quand apprendra-t-on de nos erreurs ? », Anne Rosencher, en toute subjectivité, sur France Inter, Radio France, (consulté le ).
- Marie Viennot, « En marche vers quelle réindustrialisation ? », sur Radio France, France Culture, (consulté le ).
- Jean-Pierre Soulès, « En sous-traitant sa production, Alcatel imite les grands de l'informatique », sur 01net, (consulté le ).
- Alexandra Bensaid, « Alcatel, la chute d’un fleuron industriel », La chronique éco, sur France Inter, Radio France, (consulté le ).
- Cécile Ducourtieux, « À l'usine Alcatel d'Eu : "On a demandé à la direction de nous prouver que les Chinois étaient moins chers" », sur Le Monde, (consulté le ).
Voir aussi
modifierArticles connexes
modifier- Fonderie (électronique)
- Loi de Rock
- Fabrication des dispositifs à semi-conducteurs
- Liste des principaux fabricants de semi-conducteurs au fil des ans
- Alcatel
- Désindustrialisation
- Délocalisation
- Réindustrialisation
Liens externes
modifier