Ballade à la grosse Margot

ballade écrite au XVe siècle par François Villon

La Ballade à la grosse Margot est une ballade du XVe siècle, écrite par François Villon dans Le Testament. Dès sa publication, il s'agit d'un des passages les plus populaires et marquants de son œuvre. Elle est probablement composée avant Le Testament, où elle est insérée lorsque Villon l'écrit.

Ballade à la grosse Margot
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Ballade française (en)Voir et modifier les données sur Wikidata
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Cette ballade présente Margot dans une scène pornographique, comme une travailleuse du sexe dont le narrateur serait le proxénète, et qui, de grosse corpulence, l'écraserait de son poids et ferait de lui sa victime.

Le personnage et la ballade sont considérés comme des exemples des renversements qu'effectue Villon par rapport à la poésie d'amour courtois et aux normes morales de son époque. Margot et la ballade sont plus largement perçues comme annonçant la modernité par rapport au Moyen Âge. Bien qu'elle soit novatrice sur de nombreux aspects, y compris dans la représentation des femmes dans l'art, la ballade reste marquée par une misogynie très importante. Elle influence l'art dans de nombreuses disciplines, et marque durablement d'autres artistes, comme Charles Baudelaire ou Bertolt Brecht.

Description

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Le poète commence par introduire avec un passage amoureux destiné à Margot qui tranche énormément avec le reste de la ballade et qui témoigne sans doute que Villon a composé la ballade avant Le Testament[1] :

« Item, à la grosse Margot,
Très doulce face et pourtraicture,
Foy que doy Brelare Bigod,
Assez devote creature.
Je l’ayme de propre nature,
Et elle moy, la doulce sade.
Qui la trouvera d’adventure,
Qu’on luy lise ceste Ballade. »

En tous cas, Villon ne donne pas la ballade à Margot mais demande plutôt à ce qu'on la lui lise[2], probablement après sa mort[3]. Villon pense la ballade comme une pièce de théâtre, où chaque stance est un acte, la première est consacrée à la réception d'un client, la seconde concerne la gestion des activités du bordel, la troisième est l'acte sexuel avec Margot[4]. La première est aussi celle de la complicité, la seconde celle du conflit et la troisième celle de la réconciliation[5].

Margot, dont le prénom est choisi à dessein par Villon pour son sens péjoratif, signifiant « pie, femme bavarde, de mauvaises moeurs »[6], est décrite comme une travailleuse du sexe par l'auteur, qui se met dans le rôle d'un proxénète[6]. De forte corpulence, elle le surplombe, il se représente nu avec elle, et elle le « terrasse » puis lui pète dessus[6]. Villon utilise une expression latine dans un vers[7].

Dès sa publication, il s'agit d'une des parties les plus populaires et connues de l'œuvre villonienne et l'une des plus commentées, notamment à cause de son caractère explicite[8],[9]. Il semble assuré que le personnage de Margot n'existe pas réellement, d'autant plus depuis la découverte d'une auberge parisienne du nom de la « grosse Margot », Villon semblant jouer avec le signe du lieu[10]. Le texte comporte de nombreuses références érotiques et paillardes qui ne sont pas visibles à la première lecture[11].

Analyse

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Villon exprime une misogynie très importante à travers cette ballade[12]. Cependant, le poète renverse de nombreuses valeurs traditionnelles avec ce personnage et ce poème[6],[13]. En plus de montrer une scène pornographique qui légitime la prostitution et faire une chanson d'amour à une travailleuse du sexe, placée au rang de la noblesse recevant les poèmes amoureux[3], il est possible qu'elle soit représentée enceinte au moment de l'acte sexuel, ce qui est particulièrement mal vu dans la société où évolue Villon[12] :

« Et, au reveil, quand le ventre luy bruyt,
Monte sur moy, que ne gaste son fruit. »

Plus subtilement, Villon oppose Margot à Marie de la Ballade pour prier Notre Dame et subvertit ainsi les valeurs chrétiennes aussi prônées dans l'ouvrage, la travailleuse du sexe remplace la Vierge[14]. Pour Janis L. Pallister, ce qui est à remarquer, davantage que le caractère sexuel de la ballade, c'est avant tout le décalage villonien entre le « très vulgaire et l'élévation »[15]. La ballade est l'exemple aussi de la « présentation villonienne » de la réalité, où l'auteur présente le monde « tel qu'il le perçoit, crû »[16]. Ezra Pound décrit cette pratique ainsi[16] :

« Cela signifie la constatation des faits. Cela présente. Cela ne commente pas. C’est aussi communicatif que la Nature. C’est aussi incommunicatif que la Nature. Cela se lave les mains des théories. »

Il se place aussi dans la position du héros, dont la demeure idyllique est désormais un bordel[6]. Margot lui permet de faire l'apologie de l'« ordure »[6] au sens littéral, puisqu'elle lui pète dessus dans une sorte de récit scatologique[14]. Elle est aussi une représentation symbolique particulièrement importante chez Villon, qui semble la lier avec la figure de sa propre mère[3].

La nudité de Margot et de Villon est l'un des passages des œuvres villoniennes où apparaît l'image de la nudité comme « dépouillement fondamental de l'être humain » et comme « retour à l'animalité »[6],[13]. Dans la ballade, l'auteur critique aussi le « pouvoir de l'argent qui vicie son couple »[3] et le bordel apparaît comme une métaphore-miniature d'un monde où les riches peuvent acheter les corps[17].

Rouben Cholakian décrit le jeu de l'auteur sur la symbolique du prénom de Margot de la sorte[18] :

« Dans d'autres cas, l'humour n'est pas de nature sexuelle, mais repose simplement sur le jeu avec l'homographe objectivant : « Item, à Chappellain je laisse / Ma chappelle à simple tonsure » (1836-37). Dans les deux cas, l'humour n'est jamais totalement innocent. Le jeu verbal ne détourne pas pour autant une lecture attentive de l'« angoisse aiguë que le poète voile sous l'humour, l'ironie, la grivoiserie ». Une manifestation parallèle de ce même phénomène est la tendance à transformer les « signes » dans les rues en signes dans le discours textuel. [...]

L'exemple le plus illustre de cette pratique apparaît dans La Grosse Margot (1583). S’adresse-t-il à la femme ou au signe de la taverne qui porte son nom ? Offre-t-il la taverne à la taverne, le signe de retour au signe ? Signifiant et signifié, texte et événement deviennent inextricablement liés, tandis que le testateur semble réifier la femme et humaniser la place. Le testateur révèle dans cette commutation des « signes » le besoin de distance que le poème exprime. »

A la fin du poème, Villon se réifie avec Margot, en mettant en commun leurs deux réifications[2] :

« Lequel vault mieux, chascun bien s’entresuit.
L’ung l’autre vault : c’est à mau chat mau rat. »

Il semble que le poème renvoie aussi une nouvelle forme de relativisme moral propre au poète dans ces deux vers, qui font écho à d'autres interrogations que Villon pose dans Le Testament et qui cherchent à remettre en question le rang moral et vertueux où sont placés ses personnages[19]. Par ailleurs, les critiques remarquent l'aspect acrostichtique de certaines parties du poème, notamment Villon qui signe son nom au féminin, VILLONE, dans le début des vers de l'envoi[2],[19],[20],[21]. Roger Dragonetti décrit les derniers vers de la ballade en notant l'harmonie qui y naît[22] :

« De même, le nom de Villon, régénéré par la Vierge-Mère, et qu'on retrouve également fragmenté en acrostiche dans la Ballade de la Grosse Margot, semble n'être là que pour exorciser, dans une sorte d'union monstrueuse, le fantasme satanique du ventre maternel de la création.

Car il faut bien voir que toute la fin de la Ballade (troisième strophe et Envoi) transfigure l'ordure ou l'abjection en effet d'harmonie qui ressemble, sinon à une rédemption, du moins à une sorte d'accord dont le rythme intègre dans un espace "pacifié" le bruit du nom de la honte : "Puis paix se fait et me fait un gros pet" (1611). »

Postérité

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Dans l'édition de 1489, Margot est représentée comme debout et tenant une fleur[23]. Peu après sa mort, la ballade est mentionnée dans les collections de Jean II de Bourbon[24].

La ballade est importante dans l'esthétique de la laideur que développe Baudelaire[25] et est aussi reprise par Algernon Swinburne, qui y voit un poème très sadien[26]. James Joyce et Oliver St John Gogarty s'influencent mutuellement à son propos en en discutant[27]. Bertolt Brecht adapte le poème au théâtre[4],[28]. Sigitas Geda compose deux poèmes à Margot[29],[30].

Références

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  3. a b c et d Karl D. Uitti, « Villon's "Le Grand Testament" and the Poetics of Marginality », Modern Philology, vol. 93, no 2,‎ , p. 139–160 (ISSN 0026-8232, lire en ligne, consulté le )
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  6. a b c d e f et g Nicole Zreczny, Le Testament Villon: structure ironique et langage dramatique, Northwestern University, Northwestern University, , p. 65-207
  7. Jacqueline Cerquiglini-Toulet, « L'échappée Belle Stratégies D'écriture Et De Lecture Dans La Littérature De La Fin Du Moyen Âge », Littérature, no 99,‎ , p. 33–52 (ISSN 0047-4800, lire en ligne, consulté le )
  8. David A. Fein, « Villon's Disgusting Recipe for Fried Tongue », The French Review, vol. 81, no 2,‎ , p. 328–338 (ISSN 0016-111X, lire en ligne, consulté le )
  9. « Les fesses des prophètes »Les fonctions poétiques du discours du corps obscène dans la parole poétique du xve siècle : les anthologies lyriques, les poésies familières de Molinet et le Testament de Villon, Ainsi passe le texte. Mélanges en hommage à Madeleine Jeay, Nancy Freeman
  10. Florence Bouchet, « III. De l’autoportrait facétieux aux portraits légendaires : les vies imaginaires de François Villon », dans Usages du portrait littéraire, Hermann, , 59–78 p. (ISBN 979-10-370-2253-0, lire en ligne)
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  13. a et b Vitz, Evelyn Birge, The Crossroad of Intentions: A Study of Symbolic Expression in the Poetry of François Villon, The Hague, Mouton, 1974
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  15. Janis L. Pallister, « Attrition and Contrition in the Poetry of François Villon », Romance Notes, vol. 11, no 2,‎ , p. 392–398 (ISSN 0035-7995, lire en ligne, consulté le )
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Voir aussi

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