Bâtard de Rhénanie

appellation insultante et raciste des enfants métis nés d'unions entre allemandes et soldats des troupes coloniales françaises pendant l'occupation de la Rhénanie après la Première Guerre mondiale

Un « bâtard de Rhénanie » (en allemand : Rheinlandbastard), désigné sous ce nom péjoratif donné sous le régime de Weimar puis sous le Troisième Reich, est un enfant ou adolescent né d'une union mixte entre une femme allemande et un homme africain ou asiatique, généralement soldat subsaharien, nord-africain ou indochinois des troupes coloniales françaises lors de l'occupation de la Rhénanie après la Première Guerre mondiale.

Jeune Rhénan, considéré comme « bâtard » et « héréditairement invalide » selon les termes utilisés par les autorités de l'époque pour décrire ce cliché (se reporter au fichier sur Commons).

Lors de l'instauration du régime nazi, ces enfants furent considérés comme inférieurs aux Aryens et subirent un programme de stérilisation contrainte.

Histoire

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Origine

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L'usage du terme « Rheinlandbastard » remonte à 1919, juste après la Première Guerre mondiale, lorsque les troupes de l'Entente, très majoritairement françaises, occupent la Rhénanie[1], puis la Ruhr en 1923. Lors de cette période, un nombre assez important de femmes allemandes et de militaires des forces d'occupation convolent, tandis que d'autres couples ont des enfants hors mariage, ce qui sera à l'origine du qualificatif de « bâtard ». Le nombre estimé de ces enfants varie énormément entre les sources, allant de 2 500 à 3 000 en 1933 pour Lionel Richard[2] à 16 000 à 18 000 pour Tina Campt[3], voire 24 000 pour Serge Bilé[4]. L'occupation de la Rhénanie ayant déjà été ressentie comme un déshonneur national par l'ensemble de la classe politique, toute forme de collaboration ou de fraternisation avec les occupants était considérée comme une trahison morale, si ce n'est légale[réf. nécessaire]. En plus, le fait que l'occupation soit effectuée par des troupes coloniales considérées comme des troupes « de second ordre » par les militaires et les politiques allemands — considération raciste tirée de l'expérience coloniale — ajoute au sentiment d'humiliation[5]. Certains milieux font passer ces naissances comme ne pouvant qu'être le fruit de viols, alors que d'autres affirment qu'ils sont des « enfants de l'amour »[6].

Le cas des « bâtards de Rhénanie », métis issus d'unions entre femmes allemandes blanches et soldats coloniaux originaires d'Afrique subsaharienne, d'Afrique du Nord ou d'Indochine[7],[8] arrive à une époque où la population « non blanche » en Allemagne se réduit aux enfants des colons et missionnaires allemands revenus de l'empire colonial allemand en Afrique et en Mélanésie, récemment liquidé lors du traité de Versailles. Les colons, mariés ou en union libre avec des femmes indigènes, ont donc eu des enfants métis, qui sont rapatriés en Allemagne avec leur famille après la perte des territoires colonisés[9]. Le cumul de ces différents ressentiments, allant du racisme au nationalisme en passant par un sentiment revanchard, aboutit à une campagne de presse virulente contre ce qui est appelé la Honte noire, ressentie comme une « souillure » par l'Allemagne[10]. Toutefois, aucune mesure officielle n'est prise à l'encontre des populations noires en général et des métis issus de l'occupation de la Rhénanie sous le régime de Weimar.

Dans Mein Kampf, rédigé en 1924-1925, Adolf Hitler décrit les enfants nés d'unions avec des soldats africains des forces d'occupation comme la contamination de la race blanche « par le sang nègre sur le Rhin, au cœur de l'Europe[11] ». Il écrit également que « les Juifs sont responsables de la venue des Noirs en Rhénanie, avec pour but ultime l'abâtardissement de la race blanche qu'ils honnissent, afin d'abaisser son niveau culturel et politique pour que le Juif puisse la dominer[12] ». Il estime également que les Français sont partie au complot, considérant que la population française était de plus en plus « négrifiée[13] ». Alfred Rosenberg n'était pas en reste, lui qui écrivait dans son Mythe du vingtième siècle en 1930 que la France se trouvait alors « à la pointe de l'abâtardissement de l'Europe par les Noirs… et [était] en cela encore à peine à compter parmi les États européens, mais plutôt comme un avant-pont de l'Afrique, avec les Juifs à sa tête »[14].

Persécution sous le régime nazi

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Quelques années plus tard, le parti nazi arrivé au pouvoir décide de s'en prendre à la population noire du Reich, estimée à quelque 20 000 à 25 000 personnes, sur une population totale de plus de 65 millions d'Allemands[15], en particulier à l'encontre des « bâtards de Rhénanie ». De manière générale, les nazis méprisaient les cultures issues du continent africain, considérées comme inférieures à la culture européenne, et ils tentèrent d'interdire de manière générale tout genre musical « traditionnellement noir » comme le jazz, qualifié de « Negermusik ». Les lois de Nuremberg promulguées en septembre 1935 rendent illégal le métissage. Elles interdisent le mariage pour les personnes issues d'unions mixtes avec des Aryens, ce qui concerne donc les noirs et les métis, tout comme les juifs[16].

Mais cela n'est pas suffisant aux yeux des nazis qui ne peuvent rien contre les unions libres, malgré les violentes campagnes de dénigrement de ce qu'ils appellent « Rassenschande » pour « honte raciale ». Une officieuse « commission no 3[N 1] » est chargée de résoudre le « problème » des « bâtards de Rhénanie », pour les empêcher de procréer au sein de la population allemande. Dirigée par le Dr Eugen Fischer (dont les écrits ont inspiré Hitler pour son Mein Kampf), lui-même aidé par Fritz Lenz, tous deux étant des cadres de l'institut Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, d'hérédité humaine et d'eugénisme, la commission propose leur stérilisation dans le cadre de la Loi allemande sur la stérilisation forcée du déjà existante[16], qui a débouché sur l'Aktion T4. Toutefois, les « bâtards de Rhénanie » n'entrent pas dans le cadre de cette Aktion T4, puisque aucun d'entre eux ne présente de trouble psychiatrique ou de maladie héréditaire. Il a donc fallu que, par décision expresse, Hitler demande que le programme de stérilisation forcée s'applique également à eux[8].

Le programme de stérilisation entre dans sa phase active en 1937, après que les Gauleiter eurent répondu à la demande de recensement des « bâtards de Rhénanie » se trouvant dans leur Gau[16]. Au total, environ 400 enfants issus d'unions mixtes sont arrêtés et contraints à la stérilisation en Rhénanie[16]. L'ordre de stérilisation ne sera pas donné dans les autres Gaue[17], les nazis ayant pris beaucoup de temps dans la mise au point et l'application de leur politique de stérilisation et d'avortement forcé selon Susan Samples[16]. Les chiffres donnés par les autorités allemandes sont de 385 enfants stérilisés[8]. Selon Serge Bilé, une autre partie de ces personnes est envoyée en camp de concentration[18], là où Michael Burleigh et Wolfgang Wippermann mettent en avant le fait qu'au contraire, leur envoi en camp a été discuté mais n'a pas été mis en œuvre par crainte d'une réaction négative de l'opinion publique[19].

Reconnaissance et indemnisation

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À ce jour (2024), aucune indemnisation des victimes n'a été effectuée[2].

Notes et références

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  1. en allemand : « Kommission Nr. 3 ».

Références

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  1. Poddar, Patke et Jensen 2008, entrée « Black Germans ».
  2. a et b Richard 2006, p. 249-252.
  3. Campt 2004, p. 21 ; 50.
  4. Bilé 2005, p. 26.
  5. Roos 2009.
  6. Herzberger-Fofana 2015.
  7. Alain Giami et Henri Leridon, Les enjeux de la stérilisation, INED, (ISBN 978-2-85598-755-2, lire en ligne).
  8. a b et c Giami et Léridon 2000, p. 105.
  9. Evans 2005, p. 527.
  10. Le Naour 2006, p. 245-254.
  11. Downs 2004, p. 325 ; citation originelle : « by Negro blood on the Rhine in the heart of Europe ».
  12. Hitler 1939, vol. I, chap. XI ; citation de la traduction anglaise : « Jews were responsible for bringing Negroes into the Rhineland, with the ultimate idea of bastardizing the white race which they hate and thus lowering its cultural and political level so that the Jew might dominate ».
  13. Hitler 1939, vol. II, chap. XIII ; citation de la traduction anglaise : « negrified ».
  14. Rosenberg 1943, p. 647 ; citation originale en allemand : « heute an der Spitze der Verköterung Europas durch die Schwarzen ... und (ist) somit kaum noch als ein europäischer Staat zu betrachten, vielmehr als ein Ausläufer Afrikas, geführt von den Juden ».
  15. Chimbelu 2010.
  16. a b c d et e Samples 1996.
  17. Hans-Jürgen Massaquoi indique qu'étant à l'époque à Hambourg, il n'a pas été inquiété, et qu'il n'a eu connaissance des stérilisations perpétrées en Rhénanie que longtemps après la guerre (Massaquoi 2001, p. 2).
  18. Bilé 2005.
  19. Burleigh et Wippermann 1991, p. 129-130.

Annexes

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Bibliographie

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  : document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.

Ouvrages sur le sujet
  • Serge Bilé, Noirs dans les camps nazis, (présentation en ligne)  
  • (en) Mickael Burleigh et Wolfgang Wippermann, The Racial State : Germany 1933-1945, Cambridge University Press, , 386 p.  
  • (en) Tina Campt, Other Germans : Black Germans and the Politics of Race, Gender, and Memory in the Third Reich, University of Michigan Press,  
  • Catherine Coquery-Vidrovitch, Des victimes oubliées du nazisme : Les noirs et l'Allemagne dans la première moitié du XXe siècle, Le Cherche midi, , 136 p., livre numérique (ISBN 978-2-7491-2160-4, présentation en ligne)
  • (en) Robert B. Downs, Books That Changed the World, Signet Classic,  
  • (en) Richard J. Evans, The Third Reich in Power : 1933-1939, New York, Penguin, , 941 p. (ISBN 1-59420-074-2)  
  • Alain Giami et Henri Léridon, Les Enjeux de la stérilisation, INED, , 334 p. (présentation en ligne)  
  • (en) Adolf Hitler (trad. de l'allemand par James Murphy), Mein Kampf, (1re éd. 1925) (lire en ligne)  
  • (de) Christian Koller (de), „Von Wilden aller Rassen niedergemetzelt“ : Die Diskussion um die Verwendung von Kolonialtruppen in Europa zwischen Rassismus, Kolonial- und Militärpolitik 1914 – 1930, Stuttgart, Steiner, , 476 p. (ISBN 3-515-07765-0)
  • Jean-Yves Le Naour, « La « Honte noire » : La haine raciale des Allemands à l’encontre des troupes coloniales de l’armée française (1914-1940) », Quasimodo, Montpellier, t. 1 « Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions », no 8,‎  
  • (de) Gisela Lebzelter, « Die „Schwarze Schmach“ : Vorurteile – Propaganda – Mythos », Geschichte und Gesellschaft, vol. 11, no 1,‎ , p. 37–58 (ISSN 0340-613X)
  • (de) Georg Lilienthal, « „Rheinlandbastarde“. Rassenhygiene und das Problem der rassenideologischen Kontinuität. Zur Untersuchung von Reiner Pommerin: „Sterilisierung der Rheinlandbastarde“ », Medizinhistorisches Journal, no 15,‎ , p. 426–436 (ISSN 0025-8431)
  • (de) Peter Martin, « Die Kampagne gegen die "Schwarze Schmach" als Ausdruck konservativer Visionen vom Untergang des Abendlandes », dans Gerhard Höpp (de) (dir.), Fremde Erfahrungen. Asiaten und Afrikaner in Deutschland, Österreich und der Schweiz bis 1945, Berlin, Das arabische Buch, coll. « Zentrum Moderner Orient, Studien », , 4e éd., 211-228 p. (ISBN 3860931113)
  • (en) Hans Massaquoi, Destined to Witness : Growing Up Black in Nazi Germany, Harper Perennial, , 480 p. (ISBN 978-0-06-095961-6)  
  • (de) Hans Massaquoi (trad. de l'anglais par Ulrike Wasel et Klaus Timmermann, postface Ralph Giordano), „Neger, Neger, Schornsteinfeger!“ Meine Kindheit in Deutschland [« Destined to Witness »], Munich, Droemer Knaur, , roman autobiographique (ISBN 3-426-61854-0)
  • (en) Prem Poddar, Rajeev Patke et Lars Jensen, Historical Companion to Postcolonial Literatures : Continental Europe and its Colonies, Edinburgh University Press,  
  • (de) Reiner Pommerin, „Sterilisierung der Rheinlandbastarde“. Das Schicksal einer farbigen deutschen Minderheit 1918–1937, Dusseldorf, Droste, (ISBN 3-7700-0551-1)
  • Lionel Richard, Nazisme et barbarie, éditions Complexe, , 303 p.  
  • (en) Julia Roos, « Women's Rights, Nationalist Anxiety, and the "Moral" Agenda in the Early Weimar Republic : Revisiting the "Black Horror" Campaign against France's African Occupation Troops », Central European History, no 42,‎ , p. 473–508  
  • (de) Alfred Rosenberg, Mythus des 20. Jahrhunderts [« Le Mythe du vingtième siècle »], , 9e éd. (1re éd. 1930)  
  • (en) Suzan Samples, « African Germans in the Third Reich », dans Carol Aisha Blackshire-Belay, The African German Experience, Praeger Publishers,  
Ouvrages de fiction

Articles connexes

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Liens externes

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  • Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste  :