Anatoli Markovitch Gourevitch (en russe : Анатолий Маркович Гуревич) né le à Kharkiv, en Ukraine (Empire russe), mort le à Saint-Pétersbourg (Russie), est un espion soviétique.

Anatoli Gourevitch
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Membre du service de renseignement de l'Armée soviétique, le GRU, il fut un personnage central du mouvement de résistance anti-nazi Orchestre rouge en France et en Belgique. Il tenta notamment de faire le lien avec le réseau berlinois[1]

À son retour en Union soviétique, en 1945, Gourevitch, dont le nom de code était Kent, fut condamné pour trahison et passa 15 ans en détention. Il fut réhabilité en 1990.

Jeunesse

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Anatoli naît dans une famille juive de Kharkov (Ukraine), son père est pharmacien. Il fait de bonnes études secondaires, ses matières de prédilection sont la littérature et l'allemand. Il fait partie de l’association paramilitaire de masse OSOAVIAJIM[2], reçoit la distinction « tireur Vorochilov » pour ses performances au tir à la cible. Il s'inscrit à l'Institut du Transport ferroviaire, puis, comme il est doué pour les langues, à la section « contact avec les étrangers » de l’agence Intourist.

Lorsque débute la Guerre d’Espagne, Gourevitch se porte volontaire. Officiellement marin de la flotte de la IIe République espagnole (sous le pseudonyme d’Antonio Gonzales) il est, vu son don pour les langues, traducteur auprès du général Grigori Shtern[3]. En Espagne, Gourevitch continue à s’initier au travail du monde du renseignement, monde que son séjour à l'Intourist lui avait fait entrevoir.

Débuts au GRU

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Gourevich rentre à Moscou en 1939. Il ne partage pas le sort fatal de très nombreux anciens combattants de la guerre d’Espagne et suit une formation de six mois à l'école du GRU. Il devient cryptographe et opérateur TSF. Son nom de code sera Kent.

Ayant pratiqué l’espagnol pendant la Guerre civile, il reçoit un passeport uruguayen et endossa la personnalité de Vicente Sierra, un riche et charmant fils de famille qui voyageait en touriste à travers l’Europe et cherchait par la même occasion à créer une entreprise d’import-export. Il doit apprendre rapidement ses faux antécédents : enfance, jeunesse de nanti et études à Montevideo, contexte familial, culturel et politique de l'Uruguay. Il suit des cours de danse de salon et d’équitation. Du courrier portant les timbres de l’Uruguay l’attend dans les hôtels de luxe.

Agent soviétique à Bruxelles

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En , Gourevitch arrive à Bruxelles par Stockholm et Copenhague : il a rendez-vous avec le résident local du GRU, Leopold Trepper, le « grand chef »[4]. Bientôt le riche et séduisant Vicente Sierra fréquente les endroits à la mode de Bruxelles, multipliant les contacts et se faisant connaitre.

En , Gourevitch voyage en Suisse et entre en contact avec le géographe Sándor Radó, chef d’un réseau de renseignements anti-nazi basé en Suisse[5]. Il lui remit les nouveaux codes et les procédures TSF à utiliser désormais pour communiquer avec « le Centre », c'est-à-dire le GRU, à Moscou)[6]. Radó fit part à Gourevitch de sa certitude : les troupes de montagne allemandes s'entrainaient et il était évident, selon lui, que l’Allemagne se préparait à attaquer l'Union soviétique, malgré la signature du pacte de non-agression Molotov-Ribbentrop ; ce sera sans doute au printemps 1941[7].

Après son retour à Bruxelles, Kent fit la connaissance de ses nouveaux voisins, la famille Singer, de riches Juifs qui avaient fui la Tchécoslovaquie et qui préparaient leur départ pour l’Angleterre. Leur fille, Margret Bach, venait de perdre son mari et voulait rester en Belgique pour continuer à se rendre sur sa tombe. Singer négocia un arrangement avec le (sr) Sierra : il lui avançait les fonds nécessaires à la création d'une entreprise d'import-export, à la condition que l'Urugayen emploie MMe Bach comme secrétaire, et veille sur elle.

L'invasion de la Belgique par les Allemands, en , eut alors lieu. Trepper dut fuir à Paris et laisser Gourevitch responsable du réseau bruxellois[8].

Gourevitch fit prospérer son entreprise, la Simexco, et comme Trepper avant lui réalisa des bénéfices qui facilitaient le fonctionnement du réseau. Et ceci tout en récoltant des renseignements auprès de ses clients, qui étaient souvent des Allemands, voire l’intendance de la Wehrmacht. Kent noua une relation avec Margret Bach.

Désormais honorablement connu des autorités allemandes d'Occupation, recevant somptueusement les affairistes belges et allemands, le PDG de la « Simexco » puisait ses renseignements à la source[9] et bénéficiait même de permis de circulation dans l'Europe occupée, alors qu'il était un des solistes de l'Orchestre rouge.

En , Kent reçut l'ordre de se rendre à Berlin et de rétablir la connexion que les Allemands antifascistes avaient perdue avec le Centre. Gourevitch partit en « voyage d'affaires » pour la Tchécoslovaquie et l'Allemagne.

 
A Bruxelles, l'implantation dans le beau quartier d'Etterbeek semblait garantir la tranquillité à la branche belge de l'Orchestre rouge (ici le Parc du Cinquantenaire)

Si, à Prague, toute possibilité de résistance avait été écrasée par Reinhard Heydrich, à Berlin il réussit à entrer en contact avec les anti-fascistes Harro Schulze-Boysen, Arvid Harnack, Ilse Steben, et à les raccorder à Moscou. Ils pourront en particulier prévenir Staline de l'attaque allemande imminente dans le Caucase et sur Stalingrad. Le GRU transmit à Kent « les félicitations du logeur », Staline[réf. nécessaire].

À Etterbeek, près de Bruxelles, au 101 de la rue des Atrébates, Kent loua une villa au nom de Mikhail Makarov[10] : ce sera le QG du réseau bruxellois.

Le , Trepper, revenu de Paris, réunit (sans en parler à Gourevitch) les membres du réseau bruxellois dans la villa de la rue des Atrébates. Mais le contre-espionnage allemand, qui avait créé une unité spéciale, le Sonderkommando Rote Kapelle[11]) et rassemblé tous ses moyens pour localiser la villa, fit une descente et arrêta tout le monde, sauf Trepper[12]. Gourevitch et sa femme, prévenus au dernier moment, partirent de chez eux sans prendre le temps de boucler une valise.

Mais le réseau de résistance belgo-hollandais était démembré : après l'arrestation de Rita Arnould, Sophia Poznanska et Kamy David lors de la descente de police de la rue des Atrébates (), Johann Wenzel fut pris le , puis Konstantin Lukitch Efremov[13] (fin juillet), puis Leon Grossvogel le .

Arrestation

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En , Gourevitch se réfugia à Marseille. Le , il fut arrêté — la Gestapo avait fait parler un des sans-filistes de Bruxelles — par la police française et remis à Heinz Pannwitz. Trepper fut arrêté à Paris un mois plus tard. Kent fut emprisonné et interrogé à Bruxelles, où il fut reconnu comme « le petit chef » par un coursier, Herman Izbutski, à Paris, puis à Berlin, par le redoutable chef de la Gestapo Heinrich Müller.

Les Allemands avaient compris que Gourevitch, comme Trepper, était un des « solistes » de Rotte Kapelle, et ils cherchèrent à utiliser avec eux plutôt la persuasion que la force brutale.

Cependant le contre-espionnage allemand, qui avait obtenu les codes de Kent et ses procédures TSF, joignit Moscou en son nom et mena une opération de Funkspiel, qui ne cessa que lorsque Trepper parvint à faire avertir Moscou, en .

Pendant son séjour de deux ans et demi dans les prisons allemandes, Gourevitch, que le contre-espionnage allemand essayait de retourner, réussit à convaincre un des chefs du Sonderkommando Rote Kapelle, le Kriminalrat[14] Heinz Pannwitz, que l'Allemagne allait perdre la guerre, et à le retourner[réf. nécessaire].

Retour en URSS

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En 1945, Gourevitch fut rapatrié à Moscou, où il débarqua avec Heinz Pannwitz, ainsi que son opérateur Stluka et sa secrétaire et maîtresse Emma Kemp, et un colis d'archives du contre-espionnage allemand. Tous furent immédiatement arrêtés et enfermés à la Loubianka. Gourevitch fut accusé de haute trahison. Il fut longuement interrogé par Viktor Abakoumov, qui dépouilla les comptes rendus des interrogatoires que Kent avait rapportés. Gourevitch perdit la trace de sa femme Margret et de leur jeune fils Michel ; à ses questions le NKVD répond qu'ils étaient morts dans un camp de concentration pendant un bombardement.

En , Gourevitch fut condamné pour trahison à 20 ans de camp à Vorkouta, sans droit au courrier, en vertu de l'article 58-1 « a » du Code criminel. Trepper, Rado et les Allemands furent également envoyés au Goulag.

Après la mort de Staline, en 1953, Khrouchtchev lui succèda et Gourevitch fut amnistié en 1955.

Gourevitch écrivit en haut-lieu de nombreuses lettres afin d'obtenir que son cas soit ré-examiné. Ses suppliques attirèrent l'attention du KGB, qui l'emprisonna en 1958, quelques jours avant son mariage avec Lidia Krouglov, ingénieure, plus jeune que lui de 13 ans. Il fut enfermé dans un camp en Mordovie. Lidia attendit la libération conditionnelle de Gourevitch, en 1960 ; ils vécurent ensemble pendant 43 ans, très modestement. Anatoli Gourevitch travailla jusqu'en 1978 à l'usine « Rostorgmontaj ». Ils n'eurent pas d'enfants. Gourevitch continua à lutter pour que son innocence soit reconnue. Il fut officiellement réhabilité sous Gorbatchev, le .

En 1991, il retrouva son fils Michel, qui vivait en Espagne, et apprit que Margret était morte en 1958. Il découvrit son petit-fils Anatoli. Anatoli Gourevitch meurt en 2009 à 95 ans. Il est inhumé au cimetière Bogoslovskoïe, à Saint-Pétersbourg.

Controverse

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Anatoli Gourevitch a-t-il été un traître ou un héros ?

Selon le journal russe écrit en allemand Sankt Petersburger Herold[15] :

« Heinz Pannwitz (surnommé le bourreau de Lidice pour sa répression sauvage après l'assassinat de Reinhard Heydrich en 1942), avait en fait noué des relations de travail et d'amitié avec Gourevitch à Prague dès 1940, lors d'une opération conjointe du GRU et de la Gestapo contre le gouvernement tchécoslovaque de Londres, alors que le pacte Molotov-Ribbentrop était en vigueur. Ils se protégèrent l'un l'autre par la suite. »

Selon l'article « Weihnachten müsst Ihr richtig feiern » [Vous devez bien célébrer Noël] de la Zeit[16] :

« En août 1942, l'Abwehr a capté à Bruxelles une communication entre Moscou et Kent[17]. Comme c'est un code ancien qui était utilisé, l'Abwehr put facilement déchiffrer le message et localiser Kuckhoff et Harro Schulze-Boysen à Berlin. Une vague d'arrestations (120) s'ensuivit en Allemagne, et fin décembre 1942, 11 membres de la branche allemande d'Orchestre rouge furent exécutés (3 autres ont préféré se suicider). »

Serguei Poltorak (voir le chapitre « Sources ») s'est fait l'écho d'une théorie : Gourevitch aurait été victime de la lutte entre les services GRU et NKVD (lutte identique à celle qui opposait les adjoints de Heinrich Müller et de Walter Schellenberg en Allemagne). Il regagna l'Union soviétique alors que son protecteur, le chef du GRU Ivan Ilyitchev était déstabilisé par Béria[18].

Bibliographie

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Mémoires

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Étude historique

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Sources

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Filmographie

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  • En Allemagne, Hans Coppi, junior a tourné un documentaire sur la vie d'A. Gourevitch : Verlorenes Leben ("Une vie gâchée").
  • En URSS, Gourevitch (mais lui-même le réfute) aurait servi de modèle au personnage d'espion intrépide Stirlitz (en) de la série TV à succès "Dix-sept moments de printemps" (Семнадцать мгновений весны) [3], inspirée d'un célèbre roman d'espionnage à épisodes éponyme.
  • En France, un film grand public, L'Orchestre rouge de Jacques Rouffio est sorti en 1989. C'est Martin Lamotte qui joue le rôle de Kent.

Liens externes

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Notes et références

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  1. Magali Delaloye, Guillaume Bourgeois, La véritable histoire de l’Orchestre rouge, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 135 | 2017, mis en ligne le 23 août 2017, consulté le 15 septembre 2024,.doi.org/10.4000/chrhc.5992
  2. Hélice, fusil, masque à gaz, roue crantée, marteau, faucille et gerbe : les symboles figurant sur l'insigne de l'association sportive de masse « OSOAVIAJIM » étaient clairs : elle encadrait les jeunes de tous horizons et les préparait à la défense de la mère patrie.
  3. Grigori Shtern : ne pas confondre avec Manfred Stern ("general Kleber"), qui lui aussi a servi en Espagne et a encouru la disgrâce de Staline, mais est mort en 1954
  4. Entre Trepper et Gourevitch, l’entente ne s’instaura pas totalement, comme il apparaît dans leurs mémoires. Trepper reprochera en particulier à Gourevitch de se complaire dans son rôle de fils de famille prodigue.
  5. Voir http://www.lechaim.ru/ARHIV/150/dora.htm
  6. Sándor Radó, excellent géopolitologue et espion, semble ne pas avoir été un sans-filiste accompli. Son experte en transmission, Ursula Kuczynski, allait bientôt être mutée en Angleterre. Par ailleurs le renouvellement des codes et des procédures TSF est une garantie de sécurité : il faut toujours être en avance d'une longueur sur les progrès des décrypteurs ennemis
  7. . Mais Staline refusera de croire aux avertissements de Radó et sera surpris par l'opération Barbarossa. Radó, par ailleurs, n’avait guère dit ce qu’il pensait vraiment de Kent : quand Rado put s’exprimer après sa sortie du Goulag, Gourevitch était encore officiellement un traître.
  8. Trepper, qui était connu comme Juif, dut quitter la Belgique, alors que Kent était protégé par sa couverture de riche Urugayen. Mais Trepper n’introduisit pas Gourevitch dans l’entreprise commerciale qu’il avait fondée à Bruxelles.
  9. Ainsi l'Orchestre rouge put déduire que des campagnes allemandes étaient prévues : commande de tissu spécial pour les uniformes ou de 500 000 gamelles d'aluminium pour les futurs prisonniers soviétiques.
  10. Mikhaïl Makarov Warfolomejewitsh, 1915-1942, nom de code Carlos Alamo, « commerçant uruguayen », le numéro de série de son passeport suivait celui de Vicente Sierra. Il était basé à Ostende.
  11. Créé sur ordre de Himmler, dirigé par Heinrich Müller, le Sonderkommando Rote Kapelle (« Commando spécial anti-Orchestre rouge ») comptait comme limiers Karl Giering et Heinz Pannwitz pour la France et la Belgique.
  12. Il semble qu’une des consignes de sécurité essentielles avait été enfreinte : ne manipuler la TSF que par courtes séances. Mais, vu la situation critique de l'Union soviétique à la fin de 1941, les vacations de 5 heures étaient devenues courantes, ce qui facilitait la tache des radio-goniomètres allemands. Par ailleurs, une trahison n’est pas exclue.
  13. Konstantin Loukitch Efremov, qui avait quitté la direction de son réseau des Pays-Bas pour venir à Bruxelles remplacer Gourevitch en mai 1942 fut arrêté fin juillet 1942 et mourut en détention en 1943 (selon WP de et WP ru).
  14. Kriminalrat : 5e rang des officiers supérieurs de la police secrète du IIIe Reich
  15. Sankt Petersburger Herold : « Geheimdienst: Letzter Überlebender des Spionagenetzwerks “Rote Kapelle” ist tot » [Espionnage : le dernier des agents secrets de l'Orchestre rouge est mort], , [1]
  16. (de) [2], Zeit, 12 décembre 2007.
  17. Mais en août 1942, Gourevitch était en principe en fuite en France et non à Bruxelles. Il s'agit peut-être d'une péripétie de Funkspiel.
  18. Mais (en accord avec les sous-titres de certains ouvrages qui lui ont été consacrés : « Un coupable qui a survécu », « Une vie gâchée ») on reste cependant perplexe : si Gourevitch a trahi, la peine de 20 ans de Goulag est anormalement légère selon les critères de l'époque. S'il était un héros, pourquoi l'avoir emprisonné ? Peut-être parce que, comme Rado et Trepper, il faisait partie de ceux qui avaient vainement averti Staline de l'imminence de l'attaque allemande en juin 1941 ?
  19. Pourquoi la légende de ces clichés anthropométriques (manifestement faits en prison et datés de 1943) est-elle en cyrillique ? En 1943, Kent était en effet dans les prisons allemandes.